Les événements de janvier en France ont vu ressortir avec une ampleur inégalée les théories du complot qui s’étaient déjà largement diffusées au moment des attentats de 2001 à New York.
Le retour d’une pensée dévoyée
De 2001 à 2015, ce sont 14 années écoulées qui ont largement modifié l’univers du discours dans l’espace public.
Entre ces deux dates qu’y a t’il de changé ?
4 février 2004 : création de Facebook
21 mars 2006 création de Twitter
La machinerie médiatique traditionnelle avait largement relayé les théories du complot après les attentats du 11 septembre, dont on rappellera brièvement qu’à cette époque, le message véhiculé voulait faire croire que le gouvernement américain obéissant aux injonctions d’Israël avait organisé les attentats pour provoquer aux USA un sentiment anti arabe. Les interprétations les plus délirantes avaient couru et la France s’était illustrée dans cette déferlante avec les thèses de Thiery Meyssan avançant qu’aucun avion ne s’était écrasé sur le Pentagone le 11 septembre mais qu’il s’agissait d’une mise en scène de la CIA. Ces discours ahurissants avaient été relayés de façon marginale par quelques médias et présentateurs en quête d’audimat (dont Thierry Ardisson dans son émission nauséeuse de l’époque Tout le monde en parle). Heureusement une attitude responsable des grands médias français avait rapidement relégué aux oubliettes ce genre de théories. (1)
Attitude qui n’empêche pas certains médias de surfer sur la vague du catastrophisme et de la théorie du complot généralisé. On en prendra pour preuve la très déconnifiante revue Complots & Dossiers secrets qui dans son numéro hors série de février mars 2015 nous explique que l’Etat islamique est financé par l’OTAN et que l’épidémie d’Ebola en Afrique est due aux laboratoires de guerre biologique US. L’anti-américanisme primaire se porte bien pour une catégorie (heureusement marginale) de presse (2)
Mais le danger principal dans l’intoxication intellectuelle n’est plus actuellement dans une presse à tirage confidentiel. En 2015, la situation n’est plus la même au grand désespoir des enseignants confrontés dans leur quotidien professionnel aux thèses les plus délirantes avancées par une fraction de leurs élèves issus de l’immigration. Une situation devenue tellement explosive que le Ministre de l’Education Nationale pourtant adepte, comme l’exige sa fonction du tout va très bien, a été obligée de mettre sur la place publique la situation vécue dans de nombreux établissements.
Une mécanique intellectuelle difficile à enrayer
La prévalence de ces théories du complot a au moins le mérite de clore définitivement une controverse assez ancienne sur la réception des médias. Contrairement à ce que pensent certains auteurs, les médias ne nous influencent pas et ne nous font pas changer d’avis. Ils sont surtout là pour nous conforter dans nos points de vue existants. Différents témoignages sur les processus de radicalisation à l’Islam de certains jeunes montrent de façon quasi unanime la descente vers un enfermement intellectuel où le visionnage en boucle de vidéos de sites islamiques enferme des jeunes dans une logique et des certitudes dont ils deviennent incapables de sortir.
Que pèsent alors les discours d’enseignants rejetés par une fraction de leur public avant même qu’ils n’aient commencé à parler ? Rejetés parce que représentant l’incarnation d’un système de valeurs appartenant à une culture qui les concerne de moins en moins et à laquelle ils se sentent totalement étrangers?
Pas grand-chose en fait si le contexte familial ne va pas dans le même sens que le discours d’adhésion aux valeurs de la République ou si l’adolescent est en situation de rejet du discours parental comme cela est fréquent tous milieux et classes sociales confondues dans cette tranche d’âge.
On connait maintenant largement la mécanique de mise en place des théories du complot. Hyper criticisme visant à faire douter de la véracité d’une image sous prétexte d’un détail qui ‘cloche’ comme la couleur variable des rétroviseurs de la voiture des frères Kouachi(3). Même si la bonne explication vient après coup, cette méthode d’argumentation fallacieuse instille un doute chez des esprits crédules et désireux d’entendre une vérité et laisse in fine planer un doute difficile à évacuer. Construction d’un raisonnement simpliste pour expliquer une vérité complexe, ce qui revient à utiliser une version dévoyée du rasoir d’Ockham(4). Déni de la réalité au profit d’un raisonnement fermé qui trouve en lui sa propre logique de raisonnement et sa clôture. Il semble malheureusement difficile de donner rapidement à l’ensemble du corps enseignant un cours d’épistémologie poppérienne(5) et plus encore de leur donner les moyens pédagogiques de faire passer des modes d’explication crédibles à leurs élèves.
Savoir expliquer la diffusion des théories du complot en recourant à des explications psychanalytiques, sociologiques ou épistémologiques, parait malheureusement assez dérisoire face à un public pour lequel tout discours n’allant pas dans le sens voulu n’est qu’une manipulation de l’Etat français instrumentalisé par la CIA et l’état d’Israël.
Quelle liberté sur Internet ?
Nous risquons de nous retrouver dans une situation d’aporie qui ne pourra que satisfaire les détracteurs et les tenants d’un sectarisme islamique si nous n’avons d’autre choix que de brider la liberté sur les réseaux sociaux. Les immenses manifestations de janvier affirmant Je suis Charlie sont la réaffirmation d’un consensus national sur la liberté d’expression que nous revendiquons comme une des valeurs fondamentales de la République.
Ce serait la victoire du sectarisme et des ennemis des valeurs de la République si nous devions arriver à brider dans notre pays la liberté d’expression sur ce média global qui est Internet. Mais avons-nous le choix ?
(1) On relira avec intérêt d’Antoine Vitkine Les nouveaux imposteurs ED La martinière qui fait la synthèse des théories du complot en vogue après les attentats de 2001
(2) Si on accepte de payer pour lire cette revue, ce qui est intellectuellement douloureux, on trouvera dans ce numéro un échantillon complet des thèses les plus saugrenues dans le délire complotiste. Je me permets dans ajouter une : Les exécutions de l’Etat islamique sont des mises en scène factices de la CIA pour détourner notre attention du camouflage par l’US Air Force des extra terrestres de Roswell.
(3) : un argument démonté depuis et qui s’explique par des reflets de lumière changeants sur un matériau réfléchissant
(4) principe philosophique hérité de la pensée médiévale qui consiste à choisir systématiquement la solution la plus simple pour expliquer un phénomène.
(5) Pour Carl Popper une explication dont on ne peut pas démonter la fausseté (ou la falsifiabilité suivant ses termes) ne peut constituer une explication scientifique d’un phénomène